Bâtir des ponts pour concevoir les produits de demain

Dans un monde où les produits intelligents s’invitent dans notre quotidien, de l’horloge intelligente aux technologies portables, la question n’est plus de savoir quoi développer, mais comment le faire de manière efficace, collaborative… et responsable. C’est précisément là que se situe la recherche de Julia Guérineau, professeure à l’ÉTS, qui s’attaque à un défi de taille : améliorer le développement multidisciplinaire de produits technologiques.

Penser le développement de produit comme un jeu d’assemblage stratégique

Formée en ingénierie mécanique, Julia Guérineau adopte une approche résolument ancrée dans la réalité industrielle. Son axe principal de recherche s’intéresse aux méthodologies de développement de produits combinant plusieurs disciplines — mécanique, électronique, logiciel, télécommunications… autant de champs que doivent désormais maîtriser les entreprises qui veulent concevoir des objets connectés.

« Souvent, les PME qui veulent se lancer dans un développement de produit intelligent tâtonnent, procèdent par essais et erreurs, ce qui entraîne non seulement une perte de temps précieux, mais aussi des coûts supplémentaires », souligne-t-elle. Les ingénieurs sont bien formés dans leur domaine, mais ne sont pas toujours outillés pour collaborer efficacement avec d’autres disciplines. Or, dans ces projets, il faut parfois faire des compromis contre-intuitifs, comme accepter de réduire les performances locales pour optimiser le système global. Par exemple, on peut diminuer les propriétés mécaniques d’un boîtier afin de permettre le passage des ondes Bluetooth.

Pour guider les entreprises dans cette complexité, Julia Guérineau a élaboré des cartographies organisant les différentes approches, processus, méthodes et outils liés au développement de produits multidisciplinaires. Au sein de ces cartographies, des associations entre ces approches, processus, méthodes et outils sont illustrées. Ces différents blocs sont un peu comme des briques de Lego qu’une entreprise pourrait sélectionner en fonction de ses besoins, de sa culture et de l’expérience de son personnel. La cartographie est ainsi un répertoire dans lequel les entreprises peuvent piocher leurs briques et construire leur structure pour le développement de leurs produits! Elle a aussi initié des travaux avec ses étudiants et étudiantes pour rendre ce répertoire dynamique et collaboratif.

Réconcilier deux mondes opposés : agile et ingénierie système

Un des volets innovants de sa recherche vise à hybrider deux approches que tout semble opposer : l’approche agile, popularisée par le développement logiciel, et l’ingénierie système, utilisée à la base en aérospatial ou en défense. De manière simplifiée, « L’agile, c’est le New Space qui envoie des fusées en sachant qu’elles vont peut-être exploser pour acquérir des données en itérant rapidement. L’avantage c’est que cela avance vite et on apprend en chemin. L’ingénierie système, c’est plutôt les agences spatiales historiques comme la NASA : on ne fait rien voler tant qu’on n’est pas sûr à 100 % », explique-t-elle.

Ces deux philosophies ont chacune leurs forces — rapidité et adaptabilité d’un côté, rigueur et structure de l’autre — mais aussi leurs limites. Julia Guérineau veut créer un cadre méthodologique permettant de tirer parti des avantages des deux, afin de développer des produits mieux conçus, plus rapidement, et potentiellement plus durables. 

Et ce n’est pas qu’une recherche théorique : elle entend documenter les pratiques sur le terrain, dans des secteurs aussi exigeants que l’aérospatial, l’automobile ou le médical. Car si la validation de ces approches est difficile en raison du facteur humain, elle juge indispensable d’observer et de tester les idées et modèles dans les entreprises — une démarche qui s’inscrit pleinement dans la culture appliquée de l’ÉTS.

L’éco-conception, grande oubliée des objets intelligents

Autre volet de sa recherche, toujours en lien avec le développement de produits : l’éco-conception. Alors que les objets intelligents génèrent d’importants impacts environnementaux, tant sur le matériel que le numérique, très peu d’efforts sont faits pour intégrer des considérations écologiques à leur conception. « Les recherches qui étudient l’intégration de l’éco-conception et des principes de circularité dans le développement de produits connectés sont quasi inexistantes. C’est désolant », observe-t-elle. Julia Guérineau veut combler ce vide en développant une boîte à outils qui permettent de concevoir des produits plus durables, sans sacrifier leurs performances. 

Une recherche en phase avec les défis industriels actuels

Ce qui distingue Julia Guérineau, c’est sa volonté de concilier rigueur scientifique et pertinence industrielle. Elle ne cherche pas seulement à modéliser des processus en laboratoire, mais à fournir des outils concrets aux entreprises pour améliorer leurs pratiques. Ses cartes méthodologiques, modulables et adaptables, offrent un cadre précieux pour repenser le développement de produits complexes dans un contexte industriel en évolution. 

En somme, Julia Guérineau s’impose comme une architecte des méthodes de conception, bâtissant des ponts entre disciplines, entre approches contradictoires — mais complémentaires — et entre performance et durabilité. Sa recherche vise moins à inventer de nouveaux objets qu’à rendre possible — et viable — leur création.