Couronnes prothétiques pour défenses de morse par impression 3D
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Un animal qui marche sur ses dents
Les morses (Odobenus rosmarus) ont un statut de conservation préoccupant au Canada, en raison de facteurs anthropogéniques et du réchauffement climatique. Aujourd’hui disparue, une colonie de morses peuplait le golfe du Saint Laurent au XVIIIe siècle. Afin de sensibiliser le public à leur conservation et en apprendre plus sur cette espèce, des établissements zoologiques maintiennent des morses et contribuent à leur reproduction. La collection de l’Aquarium du Québec compte 4 morses parmi les 18 animaux actuellement recensés en établissements zoologiques en Amérique du Nord. Les soins préventifs et l’enrichissement de ces pinnipèdes nécessitent d’importantes ressources notamment en temps, en personnel et en soins vétérinaires. Parmi les soins de médecine préventive, la prévention des abcès dentaires au niveau des défenses est une priorité. En effet, comme signifie le nom « Odobenus », le morse est un animal qui « marche sur ses dents », et prend appui sur ses défenses pour se hisser hors de l’eau. Si ce comportement ne pose pas de problème dans le milieu naturel fait de glace et de terre, il n’en va pas de même dans un habitat pourvu de béton, de métal et d’autres matériaux choisis pour résister à ces animaux atteignant plus d’une tonne.
Pour prévenir les fractures et fissures de défenses, une pratique actuellement recommandée est de préserver les défenses des morses par des protections métalliques (couronnes prothétiques) conçues sur mesure.1 Cette technique permet d’éviter une extraction des défenses, plus invasive pour l’animal. Les défenses des morses poussent en continu à leur base et certains individus ont tendance à les frotter contre des objets dans leur environnement. Pour cette raison, il est fréquent d’avoir à remplacer des couronnes prothétiques au cours de leur vie. La résistance et la congruence de ces couronnes sont des qualités essentielles pour que celles-ci restent le plus longtemps possible sur les défenses d’un morse, en évitant l’usure du métal et l’oxydation en eau salée. De plus, la couronne doit être polie, pour ne causer aucun inconfort buccal, et ne pas prédisposer le morse à se coincer dans son environnement ni à fracturer sa défense.
Les défis liés à la fabrication et à l’installation
À ce jour, l’impression 3D n’avait pas été utilisée pour réaliser des couronnes prothétiques de défense. De plus, le métal idéal pour réaliser ces couronnes n’avait pas été déterminé variant selon les établissements : l’aluminium, le bronze, le ticonium, le titane ou l’alliage chrome cobalt.2 L’objectif de ce projet était de déterminer le métal qui permettrait la meilleure résistance au frottement répété et à la compression par un morse, et de décrire la réalisation et l’installation d’une couronne prothétique par impression 3D.
Un défi supplémentaire lors de procédures dentaires chez les morses concerne les risques anesthésiques, en lien avec la réponse de plongée et les changements physiologiques se mettant en place durant l’apnée.3 Le taux de mortalité anesthésique est particulièrement élevé dans cette espèce même si des anesthésies réussies ont été décrites à l’Aquarium du Québec.4 Pour s’affranchir d’une anesthésie, la procédure nécessite donc la collaboration de l’animal durant la prise d’empreinte dentaire au polyvinyle siloxane (PVS), et la pose d’une couronne prothétique collée sur la défense. Ces étapes requièrent une immobilité complète du morse pendant 4 à 5 minutes. Des entraînements sont réalisés 3 à 4 fois par jour pour tous les morses de l’Aquarium du Québec et la procédure a été préparée au préalable pendant 11 mois chez la femelle de 4 ans qui en a bénéficié. L’entraîneur a graduellement augmenté la durée d’immobilité demandée en utilisant une technique de renforcement positif à l’aide de proies appétentes.
Conception de la couronne
La démarche de conception et de fabrication de la couronne prothétique a débuté par une prise d’empreinte de la dent. Un porte-empreinte plein de PVS a été introduit autour de la dent du morse. Celui-ci est demeuré immobile durant 5 minutes, puis, le porte-empreinte a été retiré. L’empreinte a été vérifiée pour s’assurer de son exactitude avant d’être utilisée pour la fabrication d’une réplique en plâtre de la dent par un procédé de moulage (Figure 1b). Cette réplique de la dent a été ensuite scannée à l’aide d’un appareil de numérisation GoScan 20! (Creaform) avec une résolution de 0,1 mm. Le scan a été nettoyé, transformé en modèle surfacique, puis en modèle solide dans le logiciel de conception assistée par ordinateur CATIA V5. Sur la base de cette dent numérisée, la couronne prothétique a pu être conçue avec une interface de contact idéalement adaptée.
En effet, le concept de la couronne prothétique devait respecter certaines exigences géométriques et de résistance à l’usure. La couronne devait avoir une épaisseur entre 3 et 4 mm et suivre le contour de la gencive à une distance minimale de 2 mm (Figure 2a et b). La longueur de la couronne a été régie par la longueur actuelle de la dent : 2/3 de la couronne devait être en contact avec la dent et 1/3 pouvait dépasser la dent. De plus, afin de permettre une bonne fixation entre la couronne et la dent, une résine époxy devait être employée nécessitant un espacement de ~0.3 mm entre les deux corps. Cependant, l’accumulation d’erreurs potentielles à chaque étape entre la prise de l’empreinte et l’installation de la couronne sur la dent du morse a nécessité la conception de plusieurs couronnes ayant trois jeux fonctionnels (0,25, 0,35 et 0,45 mm) pour maximiser les chances d’une bonne fixation. De plus, pour éviter la formation de poches d’air au fond de la couronne lors de son installation, un tunnel d’évacuation ayant un diamètre de 0,7 mm a été ajouté au design comme on peut le voir sur la Figure 2c.
Le matériau choisi pour cette couronne dentaire est le cobalt-chrome, un alliage couramment utilisé pour la fabrication de prothèses dentaires, compte tenu de sa grande résistance à la corrosion et à l’usure. Cet alliage a été développé par Albert W Merrick pour les Austenal Laboratories en 1932. Il s’agit d’un alliage spécialement développé pour le domaine dentaire et de remplacement d’articulations artificielles – d’où son nom commercial « Vitallium ». C’est l’un des alliages durs compatibles avec l’impression 3D et, contrairement à certains aciers, il ne requiert pas de traitement thermique de durcissement, simplifiant la fabrication de la couronne.
Fabrication de la couronne
Une fois le concept de la couronne validé par les médecins vétérinaires, il a été possible de procéder à sa production sur un système de fabrication additive. La technique employée était la fusion par laser sur lit de poudre métallique sur un appareil EOS M280. Des supports ont été générés permettant de fixer et stabiliser les couronnes au plateau de fabrication, puis les modèles ont été tranchés en couches et envoyés à l’imprimante (Figure 3).
La plaque de fabrication a été sortie de la machine après la fin de l’impression (Figure 4a.b). Un traitement thermique de relaxation des contraintes résiduelles (1050 °C pendant 2 h) a été effectué avant la séparation des couronnes du plateau de fabrication. Finalement, la finition des couronnes a été réalisée en utilisant un jet de sable et du polissage mécanique (Figure 4c).
Installation de la couronne sur le morse
L’installation de la couronne prothétique a eu lieu le 29 septembre 2020 à l’aquarium du Québec par Dr. Dumais. Il a été possible de garder le morse immobile pendant 5 minutes (Figure 5a), assurant ainsi le durcissement total de la résine époxy. Sur la Figure 5b, on peut voir simultanément l’ancienne couronne en bronze ainsi que la nouvelle en CoCr. Les duretés des deux matériaux ont été mesurées à 90 et 370 respectivement sur l’échelle Vickers, ce qui indique que la couronne en CoCr est environ quatre fois plus dure. À titre comparatif, le bronze a une dureté semblable aux alliages d’aluminium et le cobalt-chrome est plus dur que certains aciers inoxydables utilisés dans le domaine médical comme le 316L.5 Cela laisse présager une durée de vie beaucoup plus longue pour la couronne en CoCr.
Un mois après cette procédure, la femelle morse se porte bien et la couronne ne présente aucun signe d’usure. Pour finir, ce projet d’impression 3D pourrait ouvrir la voie à de futures applications, comme le développement de couronnes dont la partie distale serait remplaçable sur les morses, ou le développement d’autres types de prothèses résistantes à l’eau salée pour les animaux aquatiques.