ChatGPT et automobiles : technologies différentes, émois semblables
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S’il existe une constante dans nos sociétés, ce sont les turbulences causées par l’arrivée des nouvelles technologies. De l’apparition des machines, à la fin du XIXe siècle, à celle de ChatGPT, survenue tout récemment, ces changements technologiques ont l’art de créer des commotions… Éric Francoeur et Michel Lejeune, deux sociologues qui sont également maîtres d’enseignement à l’École de technologie supérieure (ÉTS), se sont entretenus avec Substance.
Substance : Vous enseignez tous les deux la sociologie des technologies. Qu’est-ce que ChatGPT peut nous apprendre sur la société?
M. L. Nous avons tendance à croire que les technologies s’imposent à la société, qu’elles nous changent, qu’on le veuille ou non, selon la seule volonté de ses concepteurs. La venue de ChatGPT démontre que le développement des technologies n’est pas réservé qu’aux ingénieurs ou aux concepteurs. D’autres acteurs externes y contribuent, et c’est ce que nous enseigne la controverse engendrée par le ChatGPT.
Les positions adoptées par chacun, qu’elles soient positives ou négatives, offrent aux dirigeants et à l’équipe de conception l’occasion de revoir leur modèle d’affaires, de façonner leur technologie, de la faire fléchir dans une direction ou une autre, pour mieux percer un marché très compétitif et volatil.
OpenAI, l’entreprise qui a lancé ChatGPT, a gratuitement donné accès à cette technologie. Et ce n’est pas anodin! En agissant de la sorte, l’entreprise peut devancer ses compétiteurs et attirer des investisseurs. De plus, cette façon de faire permet aux utilisateurs de recenser ses forces et ses faiblesses, de lui trouver des usages auxquels l’entreprise n’avait pas pensé. Tous ces aspects sont traités par les médias.
D’ailleurs, OpenAI l’a admis : elle a été dépassée par la popularité de son système, par les réactions spectaculaires qui provenaient de partout. Par exemple, certains membres du corps enseignant ont émis des réserves, notamment quant aux risques de plagiat. Quelques-uns proposent même de bannir cette technologie des écoles et des universités. Quiconque a suivi les manchettes entourant ChatGPT sait qu’il a fallu peu de temps pour que des experts créent des applications informatiques visant à contrecarrer quelques-uns des effets nuisibles de la technologie.
Bien qu’elle ait damé le pion à ses concurrents, OpenIA mesure maintenant l’ampleur du défi qui l’attend au regard de la mise en marché de sa technologie et de son acceptabilité sociale.
Substance : D’autres changements technologiques ont créé des commotions sociales assez marquées au fil de l’histoire. Pouvez-vous en donner un exemple récent?
E.F. L’automobile, par exemple, est probablement la technologie qui a eu la plus grande incidence sur le quotidien de la population des pays industrialisés dans la deuxième moitié du XXe siècle. En transformant la façon dont la population se déplace, elle a modifié la manière d’occuper le territoire, de se loger et de consommer. Les banlieues et les centres commerciaux se sont développés grâce à l’automobile.
Cette transformation a amené son lot d’inconvénients, dont l’étalement urbain, la congestion routière, les bruits, la pollution atmosphérique, les accidents de la route, etc.
Toutefois, ces inconvénients ne reposent pas seulement sur la technologie en tant que telle, soit l’automobile. Les sociologues et les historiens vous diront que les institutions mises en place autour de l’automobile ont aussi joué un grand rôle. Pensons par exemple, aux instances politiques, influencées par le lobby de l’automobile, qui ont mis ce mode de transport au centre de leurs décisions ou qui ont favorisé son essor par des investissements dans les infrastructures routières…
Autrement dit, les turbulences sociales engendrées par l’arrivée d’une nouvelle technologie sont étroitement liées au contexte et aux choix qui sont faits par les différents acteurs de la société. D’ailleurs, il y a actuellement une forme de retour du balancier quant au rôle de l’automobile dans notre société : on remet en question sa domination.
Substance : A-t-on une idée de l’impact que ChatGPT pourra avoir sur notre société?
M. L. Les nouvelles technologies sèment toujours de l’inquiétude quant à l’emploi. Il s’agit d’une préoccupation récurrente qui suit les vagues technologiques. ChatGPT n’y échappe pas!
É. F. Il faut toutefois rappeler que cette inquiétude n’est pas fondée : les taux d’emploi et de chômage sont stables depuis des décennies. On voit par contre un déplacement de l’emploi du secteur manufacturier vers celui des services.
Substance : Quand même, il est probable que certains emplois disparaissent, non?
Michel Lejeune, maître d’enseignement à l’ÉTS
É. F. C’est certain que l’arrivée d’une nouvelle technologie va changer la manière de faire les choses. Certains emplois vont disparaitre, d’autres vont se transformer ou nécessiter de nouvelles compétences. Le problème survient plutôt quand les gens qui perdent leur emploi n’ont pas les compétences pour occuper les nouveaux emplois.
M.L. Par exemple, la robotique et la bureautique ont semé bien des émois au cours des années 1980 et 1990. Plusieurs craignaient qu’elles chassent la main-d’œuvre des usines et les secrétaires des bureaux! Ce n’est pas ce qui s’est passé. Ce sont plutôt les tâches de ces personnes qui se sont transformées.
Substance : Vous êtes tous les deux des enseignants. Comment envisagez-vous l’arrivée de chatGPT dans les salles de classe?
Éric Francoeur, maître d’enseignement à l’ÉTS
M.L. Les médias prétendent que ChatGPT peut freiner l’acquisition de compétences : la capacité de recherche documentaire, d’analyse critique, d’argumentation… Il faut se méfier de ces préjugés. Laissons la science vérifier s’ils sont fondés ou non.
Même si certaines personnes considèrent ChatGPT comme un ennemi de l’enseignement, il m’apparaît plutôt intéressant. Ça me fait penser au proverbe suivant : « Sois proche de tes amis et encore plus proche de tes ennemis ». Pour ma part, j’ai invité mes étudiants et étudiantes à l’utiliser pour démarrer un projet de session et débroussailler leurs idées. J’ai été étonné par la maturité de mes étudiants et étudiantes, par leur vigilance quant aux risques de plagiat et par leur compréhension de ses limites. ChatGPT les a aidés à apprendre.
É. F. Mais tout cela reste très nouveau. Il faut donc prendre garde aux suppositions et aux réactions épidermiques. Il faut se rappeler que n’est pas la première fois qu’on crie aux loups en éducation.
Socrate était contre l’écriture parce qu’elle réduisant la capacité à mémoriser et qu’elle pouvait, par le fait même, affaiblir l’esprit.
Et puis, je me rappelle qu’ici même, à l’ÉTS, nous avions eu de longs débats sur l’utilisation en classe de la calculatrice symbolique. Aujourd’hui, elle est maintenant bien intégrée et encadrée dans les cours de mathématiques.
Propos recueillis par Chantal Crevier
